mardi 7 juin 2011

Le kunisme est un taoïsme




Pour une idiotie kunique


Le terme idiot a deux origines : l’une est grecque (idios) et veut dire particulier, singulier ; l’autre est latine (idiota) et signifie sot, ignorant. Un simple mélange des deux donnera le concept kunique. Sa définition pourrait être : singularité volontairement ignorante. Ignorante de quoi ? Eh, bien des arguties auto-justificatrices du monde tel qu’il va. « Je préfère être idiot avec Lao Tseu, qu’intelligent avec Milton Friedman ou Christine Lagarde » en serait la bonne expression. L’idiotie kunique n’a donc rien à voir avec le bons sens : ramassage des restes vulgaires d’un savoir prémâché servis par le péquin au comptoir des cafés. Rien à voir non plus avec l’idiotie ambiguë d’un Jean Edern-Hallier, l’idiot international au service de lui-même. Non, notre idiotie à nous se réclame du taoïsme le plus pur en ce qu’elle rejoint les concepts d’inutilité sociale, de vide et de non-agir qui distinguent celui-ci, de même qu’ils distinguaient déjà en Europe la philosophie d’un Diogène de Sinope, l’aboyeur athénien du IVe siècle avant notre ère.

Le cynisme pragmatique de la belle époque que nous vivons, où l’exercice le plus universellement répandu consiste à socialiser les pertes privées et à privatiser les bénéfices publics, où le personnel politique est fort logiquement sélectionné sur des critères de virtuosité dans la pratique de ce bonneteau légal, et où l’utile est associé au paiement par les pauvres de la prévarication naturelle des riches, le cynisme pragmatique donc nous oblige aujourd’hui à revoir de fond en comble le rapport inutilité-utilité sous l’angle de l’inutilité de l’utile et de l’utilité de l’inutile. A cette fin, il pourra s’avérer utile d’en revenir aux grands spécialistes de l’inutile que furent les ermites ou les moines paysans de la Chine ancienne. Par ailleurs, de la même façon que le trop plein des objets et des mots d’aujourd’hui favorise la conversion du regard aux différentes notions du vide, qu’il soit métaphysique comme pour le Tao ou ontogénétique comme pour Lacan, le trop agir actuel, qui n’est qu’une gesticulation insensée conduisant au néant (le néant étant comme on sait tout autre chose que le vide), est le promoteur paradoxal du non-agir. A condition d’entendre non-agir (wu wei) au sens d’une opposition radicale à l’agir contemporain établi.

Le kunisme se définissant comme un anti-cynisme, il était originairement destiné à promouvoir un changement de regard et d’attitude, à provoquer une conversion. Les formes présentes de la pensée et de l’action n’étaient plus en cohérence, aux yeux de son initiateur, avec cette image neuve du monde ébauchée à la fin du siècle dernier par un ensemble hétérogène de critiques émergentes. Il fallait donc dépoussiérer, selon lui, l’espace symbolique, changer radicalement les mots de la critique, sans égard pour leur grand âge le cas échéant. Les actions suivraient.

Le kunisme exige un nouveau langage, une attitude nouvelle, disais-je. Il se positionne certes sur le terrain d’une critique radicale de la société marchande, mais n’en approuve pas pour autant toutes les analyses et toutes les conclusions. Il récuse l’emploi de capitalisme par exemple pour désigner de façon définitive le mode d’existence moderne. Lui préférant prolétarisme ou cynisme addictif en raison d’une acception plus générale et moins fanatiquement économiste de ces termes. Il ne croit pas davantage dans l’individualisme libéral, mais pense au contraire que le libéralisme est un collectivisme. Il procède donc au retournement de la rhétorique conventionnelle pour laquelle collectivisme est lié au projet communiste et individualisme au projet libéral. Il réfute le partage entre spirituel et matériel. Le matériel humain étant pour lui spirituel comme le spirituel est d’emblée matériel. Il n’adhère pas non plus à la dichotomie théorie action. La théorie étant une action et l’action une théorie. Il ne voit pas dans la lutte des classes un instrument fatal ou suffisant de l’émancipation, et ne sacralise pas les forces productives. Comprenant en effet que le moteur essentiel, quoique tabou, de la machine productiviste est l’inégalité sociale, l’humanité, selon lui, n’a pas de tâche plus urgente que de s’en libérer. Quitte pour cela à sacrifier sa productivité. Car, en un choix pleinement assumé fondé sur le constat d’une impossibilité axiomatique à obtenir la richesse sans créer du même coup la pauvreté, il préfère une société moins riche pour tous à une société somptuaire pour quelques uns. Replongeant très souvent, d’autre part, dans les profondeurs marxiennes de la critique, il ne considère pas les possédants, les dominants, seulement comme des zélateurs et des promoteurs de l’hypermachine aliénante, il les regarde aussi et prioritairement comme ses victimes consentantes, au même titre que les dominés satisfaits. Enfin, et peut-être surtout, il ne dissocie pas corps individuel et corps social, et se propose même d’élaborer une théorie des trois corps (individuel, social et cosmique) qui donnerait à envisager leur harmonisation consciente comme le maître projet humain. Lequel rejoindrait volontiers ce que l’on appelle les messages de spiritualité (des systèmes d’exercices, dirait le philosophe Peter Sloterdijk), si ces derniers n’avaient pas pour fâcheuse habitude d’oublier dans leurs équations mystiques le corps social intermédiaire, tenu par eux pour extérieur et neutre, simple décor d’un théâtre de l’âme. Ce qui rend la plupart des exerçants complices de sa pathologie, en lui permettant de s’épanouir à l’abri des regards, focalisés sur l’apparence individuelle, et de fermer l’accès au savoir immanent de ce corps global qu’ils avaient pour mission initiale d’explorer.

De tout cela ressort une attitude. Pour s’opposer à l’hypermachine aliénante, il faut démonter avec précision ses rouages et dévoiler ses paradoxes. A cet effet, une grande campagne de désintoxication doit être engagée. Car l’intoxication au cynisme laisse des traces bien plus douloureuses dans le métabolisme général que tout autre substance psychotrope. Une mort sociale par overdose risque même de survenir après quelques années seulement d’utilisation massive de ses fétiches. L’accoutumance y est d’autant plus rapide et difficile à vaincre que des éléments de notre psychologie individuelle profonde, capter par elle, lui servent de soutien. La phase suivante consistera à s’engager dans l’élaboration d’un contre-discours, à s’armer d’un contre-symbolisme, pour dégager une contre-action que j’appelle un non-agir dans la mesure où elle consiste essentiellement à désigner, à porter en pleine lumière, la nature profonde de l’être social contemporain par négation en soi, puis en nous, de ses effets, et donc de ses causes.

A l’heure où j’écris ces pages, un mouvement, explorant à nouveaux frais les possibilités d’une action véritablement spontanée, se développe en Espagne : le mouvement des indignés, dont le nom fait référence au livre à succès d’un vieux résistant français toujours sur la brèche. Ces indignés souhaitent à l’évidence reprendre l’histoire à zéro. De Madrid ou d’ailleurs, ils répondent par exemple à ceux qui s’inquiètent de savoir s’ils sont ou non contre le système que c’est plutôt le système qui est contre eux. Voilà un bel exemple de retournement « kunique » d’un révolutionnairement correct devenu insupportable à force de platitude et d’auto-satisfaction puérile, pour lequel il est valorisant (ah! le grand papa 68) de s’autoproclamer rebelle et marginal face à un système exécré, tenu pour ontologiquement extérieur à soi. Ce que comprennent instinctivement les indignés, au contraire, c’est que rien dans le système n’est véritablement extérieur et que sa forme est nous.

Sont-ils dans le non-agir, alors ? Certes oui, puisqu’ils ne font en somme que prendre leur place (tomar la plaza), comme ils disent ; démontrant ainsi, s’il en était besoin, le peu de place que réserve à l’homme ordinaire l’avènement du monstre techno-social créé par lui et qui n’est que lui(on)-même s’effondrant sur lui-même, son corps social tombant sur son corps individuel. J’en déduis que le non-agir consiste à trouver le bon souffle et la bonne position pour s’installer devant soi-même et se faire honte (vergogne) d’avoir édifié un corps social aussi mal assorti à un corps individuel souverain, bien planté dans l’axe du monde.

Changer les mots de la critique pour mieux saisir les maux du corps, puis changer le corps des mots pour mieux se saisir soi-même dans le vide harmonisateur de l’être, telle est donc la voie kunique, telle est donc son idiotie.

Adrien Royo

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